mercredi 25 septembre 2019

Jour 18262 - Lecture d'outre-siècle

Tombé là-dessus en errant hier. 
Usagé, 5000 kips aux moines. Beau cadeau.
Un peu d'adon mettons, juste un peu.



Extraits choisis, pour se faire plaisir. En attendant la pleine lune, ou de parler latin comme un Laotien. Soyez avisés, on est en 1900. 
Et si les photos des couvertures semblent floues, allez vous acheter des lunettes.
Sur ce, sur ci, sans sourciller et sans sursis, bonne lecture, je monte au Pouhsi.

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II. - LUANG PRABANG, LES LAOTIENS ET L'ADMINISTRATION FRANÇAISE

C'est vraiment une gracieuse et aimable petite ville, à la fois capitale du royaume de Luang Prabang, et centre administratif du haut Laos. La « ville royale » du Prabang - ainsi nommée d'un bouddha fameux - est entourée d'eau de trois côtés par le Mékong et le Nam-Kane. Cette dernière rivière la divise en deux parties très inégales, et décrit un curieux détour avant de se jeter dans le grand fleuve. Luang Prabang est bâti sur un plan régulier et prend l'aspect d'une cité importante lorsqu'on le contemple du Tiomsi, monticule rocheux et verdoyant, dressé presque à pic au-dessus de la ville. Un escalier droit et vertigineux monte d'un seul jet au sommet du Tiomsi, que couronne un Tât en ruine. Quelques bonzes gardent la vieille pagode appelée Wat-Pouhsi qui domine un merveilleux panorama. Deux grandes rues parallèles au fleuve, coupées à angle droit par des rues transversales, tous les pignons orientés symétriquement et entourés de verdure, forment un ensemble très inattendu sur le haut Mékong. Si maintenant, pour varier le paysage, vous vous placez sur la rive droite, au soleil couchant, à travers les bambous, les grands frangipaniers aux belles fleurs blanches, les manguiers, les faux cotonniers encore sans feuillage, mais chargés de fleurs empourprées, la vue de la ville, du Mékong, de l’embouchure du Nam-Kane et du cercle de montagnes qui s'estompe dans le lointain, est encore plus pittoresque.
Les berges du Mékong s'élèvent à une quinzaine de mètres; les eaux, très basses, laissent voir de grands ilots de sable et le fleuve puissant et calme roule ses eaux limoneuses sur plus de quatre cents mètres de largeur. Tout le pays est joli et verdoyant ; le climat tempéré, l’hiver bienfaisant le thermomètre y descend, le matin, à dix et même quelquefois à deux degrés au-dessus de zéro, pour remonter, dans le jour, à seize et vingt-cinq degrés. Et quelle jolie promenade, le matin, que la longue rue du bazar de Luang Prabang, sous son avenue de grands cocotiers!  Marchandes et acheteuses, malgré la fraîcheur matinale, vont bravement, le buste découvert ou à peine voilé d'un léger tissu soyeux, le plus souvent noué à la ceinture au-dessus de l’écharpe qui enveloppe les jambes. Toutes les femmes, bien coiffées, ont un air de fête et portent des fleurs dans les cheveux. Les femmes khas-mouks se souviennent de l’ancien servage et se tiennent encore tout à l’extrémité de la ligne des marchandes laotiennes. Je constate généralement chez elles un certain écrasement du cartilage du nez et un assez grand écartement des deux yeux. Il est probable que, de même qu'en Chine, l’écrasement est voulu, et ne vient pas tant de la nature que du procédé employé sur l’enfant. J'ai entendu dire qu'il y avait beaucoup à se méfier à cet égard de la nourrice chinoise.
Indolents par nature, ayant peu de besoins, les Laotiens ne pensent qu'à vivre le plus agréablement possible. Luang Prabang est la ville des fêtes, le centre du plaisir pour les indigènes. Des fleurs partout : hommes et femmes ne se présentent jamais sans offrir un bouquet dans un cornet de feuille de bananier avec deux petites bougies en cire; c'est, pour ainsi dire, la carte de visite du pays.
En ville, on se livre à peine à quelques industries artistiques, telles que la fabrication des bijoux, la ciselure de l’argent, et encore n'y travaille-t-on que pendant quelques heures de la journée. Les femmes tissent la soie, confectionnent les étoffes et vont au marché. Les fortunes sont médiocres et à peu près égales. Pourvu que chacun ait de quoi se loger, se nourrir, se vêtir, donner aux pagodes, il est content. Le reste serait du superflu; les Laotiens préfèrent s'en passer plutôt que de renoncer à leur repos, à leur douce tranquillité. Aussi n'y a-t-il guère dans ce pays de métiers proprement dits; mais l’aide mutuelle se pratique aisément. S'il s'agit de bâtir une maison, on se procure, on achète petit à petit les matériaux nécessaires, et, lorsque tout est prêt, on convoque les voisins. Tout le monde se met à l’œuvre; en un jour la maison est faite; et le soir il y a grand festin où tous les ouvriers prennent part. C'est encore une fête. (…)
Les Laotiens croient aux , c'est-à-dire aux mauvais esprits. Ils semblent rendre quelque culte aux forces de la nature. Ils honorent la lune, et pendant les éclipses des salves retentissent. Au temps de la pleine lune, les filles de Luang Prabang s'en vont chaque soir, le buste presque toujours découvert, en longue théorie ou par groupes, et les bras enlacés, chanter à l’astre nocturne leurs plus tendres aspirations : histoires d'amour ou invocations improvisées. Princesses et filles du peuple se mêlent ensemble, et, quand deux troupes se rencontrent, on échange de joyeux propos. Chaque couplet finit toujours en un cri modulé, prolongé, qui, dans les chaudes nuits, se continue jusqu'à deux et trois heures du matin, et reste comme la caractéristique des chants des filles laotiennes.
Ces jolies filles de Luang Prabang vivent sans mérite et sans défaut, doux et charmants animaux, faciles et joyeux comme ce peuple indolent et bien portant, qui n'a de réelle énergie que pour rire, chanter et s'amuser. Un peuple de vrais païens, dont la jouissance et le plaisir sont les dieux! Jeunes gens et jeunes filles n'aiment rien tant que plaisanter, chanter et parler d'amour. Ce sont, comme on l’a dit, des cours d'amour perpétuelles. Leurs poèmes improvisés relèvent du naturalisme: quelques refrains seraient d'une crudité à ne se répéter qu'en latin ou en laotien. Je ne parle ni l’un, ni l’autre. (…)

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Que les moines restent au moins ! - L. B., Sept. 1974