mardi 25 février 2014

Angkor Thom... to Ground Control

Samedi dernier, j'allais vous jaser en long et en large de la formidable journée à pédaler dans les "single tracks" à Angkor Thom. Seul au monde dans le bois, à fuir les hordes chinoises, et à découvrir d'incroyables temples dans la nature, jusqu'au cou. Des km de gros bonheur. J'allais écrire que le voyage prenait enfin tout son sens... et puis il y a eu Malraux, et une soirée pédiatrique sur le sens du monde déguisée en concert de violoncelle. 
Je vous en jase, en long et en large... Pour ceux et celles qui nagent dans l'existentiel de ce temps-ci, ça va pas aider. Ou peut-être. J'en sais vraiment rien. Vous en faites ce que vous voulez.

J'ai commencé par m'intéresser à un Malraux à la shop de livres usagés et pseudoneufs parce qu'il y avait une photo de Yersin sur la couverture. Yersin, héro de "Peste et choléra" que j'essaie de pas finir avant le Vietnam pcq ça se passe surtout là. Ça me prenait un autre livre, d'où "La voie royale", pas pcq c'est l'histoire de la clique du Plateau, mais pcq ça raconte l'histoire d'un gars de 22 ans qui a pas fini son secondaire 5 et qui est parti en charrettes creux dans le bois chercher quatre tonnes de pierres sculptées et des grands pans de bas-reliefs. À Banteay Srei, plus exactement, un des temples angkoriens du coin, d'où j'arrive d'ailleurs, mais en moto de police... Je vous raconterai peut-être. 
Roman autobiographique... le gars, c'est André Malraux, et La voie royale, qui se passe en 1923, c'est son roman avant La condition humaine, bien avant qu'il devienne ministre de la Culture sous de Gaulle et juste après avoir fait de la prison à Phnom Penh pour trafic d'antiquités khmères.
Les connaisseurs connaissent déjà, pour les autres, comme moi, ça ressemble à ça:
"Aucune envie de vendre des autos, des valeurs ou des discours (...); ni de construire des ponts (...). Pourquoi travaillaient-ils, eux?. Pour gagner en considération. Il haïssait cette considération qu'ils recherchaient. La soumission à l'ordre de l'homme sans enfants et sans dieu est la plus profonde des soumissions à la mort (...)". Et on est seulement à la page 37, vous voyez le genre. Bon, c'est pas que ça, mais c'est aussi ça.
En plus, sans faire attention j'achète une photocopie d'un livre usagé lu par Caroline Talbot en '96, c'est écrit en page 2. J'ai vraiment rien contre Caroline Talbot, même que si j'étais sur facebook je la pokerais pour lui dire que j'ai une photocopie du livre qu'elle a sans doute lu rue Pitchou à Siem Reap en dégustant une sloche à la mangue. Elle est peut-être même pas au courant de toute l'affaire. Une photocopie d'un usagé... et pas vendue par le Cambodgien cul-de-jatte qui promène sa librairie ambulante en pédalant avec les mains et essaie de me vendre des photocopies de livres neufs, pas les livres de Caroline Talbot, depuis 4 jours. (Il y en a plusieurs, malheureusement, des Cambodgiens minés qui déambulent en essayant de ramasser un peu d'argent.) Non, vendu par un Français désabusé dans une vraie genre de librairie. Passons.

J'étais rendu à la page 37 quand le show a commencé. Déjà pré-indisposé, mettons. Dans une salle de spectacle respectable de l'hôpital du coin. Ça se voulait un concert classique gratuit de violoncelle, le concert hebdomadaire du samedi, Beatocello. Du Bach. J'avais aucune autre idée en arrivant là. Failli pas y aller et rester coi et moite dans ma chambre à dérougir de la journée ensoleillée.
Un Suisse joufflu, en bon point, la soixantaine, le cheveux épars, la chemise blanche et le pantalon grisonnant, l'air fatigué, se pointe sur la scène. Violoncelle en mains. Se met à jouer comme on jouerait de la trompette. Avec les doigts, et les joues.
Pas le Bach que j'attendais, mais du beau. La pièce terminée il nous jase ça.
 
D'hôpitaux, quatre, construits depuis 1992. 
De soins des enfants, gratuits. 
De 9,5 millions soignés au cours de 15 dernières années. 
De corruption énorme à tous les niveaux de ce beau pays.
Des conneries des agences de santé internationales qui viennent lui dire, en sortant du Sofitel de Siem Reap avec des chambres à $300/nuit (1), que ses hôpitaux prodiguent des soins trop élevés pour le niveau économique du Cambodge.
Des 200$ que coûte l'hospitalisation moyenne de 6,5 jours pour un enfant.
De la turberculose qui toucherait 65% des Cambodgiens.
Du financement de ses hôpitaux, à 90% par des dons privés, et du grand succès avec le plus haut taux guérison/coûts au monde.
Du constant besoin d'argent pour que ça continue.

Puis il se remet à faire vibrer ses cordes en soufflant des bajoues. 
Puis se remet à jaser. 

Qu'un enfant cambodgien devrait avoir droit aux mêmes soins qu'un enfant à Washington ou en Suisse. 
Qu'il y a maintenant plus de 2000 Cambodgiens, médecins, infirmières, personnel de soutien, travaillant dans ses hôpitaux et gagnant entre $250 et $1000 par mois. 
Que ça prend de tels salaires (élevés selon les standards du pays) pour éviter la corruption. 
Qu'aucun de ses employés n'accepte de l'argent des patients, les soins sont entièrement gratuits. 
Qu'il s'est fait dire de moins parler et qu'il devrait laisser parler son instrument. 
Il rejoue, des doigts et des bajoues. 
Il rejase. 

Qu'il était un jeune coopérant de 23 ans à Phnom Penh quand les khmers rouges sont entrés pour "libérer" le pays qu'ils ont en fait transformé en immense camp de concentration. 
Qu'il est retourné en Suisse jusqu'en '92 à travailler comme pédiatre et à faire le clown de temps en temps en jouant du violoncelle et à composer des chansons joviales sous le surnom Beatocello, une autre forme de pédiatrie. Belle aussi.
Que les pays qui ont orchestré l'arrivée des khmers rouges, les Chinois, les Russes et, évidemment, les USA avec leurs bombardements du début des années '70 (voir "guerre secrète", Nixon et Kissinger), devraient assumer une partie des dégâts de 20 ans de guerre et contribuer à la santé des enfants cambodgiens. 
Que les USA ne veulent pas donner d'argent si les patients ne paient pas une partie des soins. 
Que les Cambodgiens des milieux ruraux, avec un salaire moyen de $1 par jour ou moins, n'ont aucun argent pour payer ces soins.
Du constant besoin d'argent pour soigner les enfants.
Que son rêve est de poursuivre en Afrique et de réussir à arriver aux mêmes résultats.
Que ses concerts du samedi pour les touristes, et les autres concerts donnés en Suisse et ailleurs rapportent quelques millions (efficace le Beatocello), mais qu'il en faut bien plus.
Qu'il y a aussi un besoin de sang important à cause des épidémies récurrentes de fièvre dengue.
Que les jeunes touristes dans la salle peuvent donner du sang, que les vieux peuvent donner de l'argent, que ceux au milieu peuvent donner les deux.

Il a rejoué un peu, puis a présenté un film documentaire sur la construction des hôpitaux, avec une visite de la première ministre suisse qui s'étonne que les compagnies pharmaceutiques ne contribuent ni en argent ni en médicaments, même pas Roche-les-pelules (2), et quelques images d'archives où on le voit travaillant pour la Croix Rouge et se faire interviewer pendant que les khmers rouge entrent à Phnom Penh. 

Pour cordes vibrantes, efficace le show de violoncelle du Dr. Beat Richner.

Tellement que je suis sorti le moton dans les bajoues, j'ai vidé mon portefeuilles dans la boîte à dons et, sans doute pcq j'étais assis au milieu, suis allé donner presqu'une pleine pinte d'A+, comme cRhésus.

Après reste juste à voir si on se pose des questions ou si on s'en pose pas. La vie, c'est peut-être se promener en bécik dans le bois à travers les temples, mais peut-être pas que ça. J'en sais vraiment rien. Je vais commencer par finir mon livre tiens.

Mal aux pouces, trop jasé, j'abandonne le blogage pour un bout, du moins entre deux internets. Il me reste un temple à voir à 300 km creux au nord sur la frontière, et à 600 m d'altitude. Un peu de haut relief fera changement. Prasat Preah Vihear. Je volerai rien, j'vous jure. Je pars demain matin, un mercredi. 
Puis l'est, puis peut-être une île au sud, un bord de mer... à questionner les poissons.

Notes:
(1) La chambre au Sofitel: $312, lit king, et il y a des chambres de libre ce soir si ça vous intéresse. Et c'est collé sur l'hôpital. De l'autre côté, c'est le Méridien. Bel adon.

(2) Profits net de Roche-les-pelules en 2013? Je vous laisse chercher, ça se trouve en 2 secondes. Vous trouverez aussi que "Driven by strong demand for its cancer and rheumatoid arthritis medicines, Roche’s full-year sales increased 3% in line with forecasts." Et tant mieux si vous avez des actions dans les pelules pour le cancer et l'arthrite, c'est l'avenir.

1 commentaire:

  1. Grâce au voyageur à la plume agile, le violoncelle du Dr Beat résonne jusqu'à la rue aux érables.

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